"Jamais
aucun navire ne le vaudra ..." Charles Burgess, boulanger à bord, rescapé |
A l'époque où la qualité de la restauration constituait un argument commercial de première importance pour les compagnies transatlantiques (les loisirs offerts aux passagers étant bien minces comparés à ce qu'ils sont aujourd'hui), la White Star Line ne faillit pas à cette ambition en mettant en uvre tous les moyens permettant d'offrir aux passagers du Titanic une nourriture de grande qualité et digne, pour les repas servis en 1ère Classe, des plus grands restaurants se trouvant à terre et de la cuisine française.
La partie descriptive, donnée ici, des installations culinaires présentes à bord du Titanic, est extraite de l'édition spéciale du magazine The Shipbuilder, parue à l'été 1911, et consacrée aux paquebots Olympic et Titanic.
Marmite
retrouvée en 1987, au fond de l'océan
Le secteur culinaire
Il n'existe aucun secteur d'un navire de transport de passagers qui n'ait pour eux plus d'importance que celui relatif à la préparation et au service de la nourriture, et aucun autre secteur n'a bénéficié d'améliorations aussi importantes durant ces dernières années.
Sur de nombreux navires, la difficulté est de trouver de la place pour recevoir toutes les installations modernes dans l'espace limité dédié aux installations culinaires. Cet inconvénient n'existe cependant pas sur l'Olympic et le Titanic, car l'importance accordée par la White Star Line à sa cuisine a conduit à réserver un vaste espace pour chaque besoin, et les secteurs culinaires à bord de ces navires sont parmi les mieux dotés au monde.
Les cuisines de 1ère et de 2ème Classes, salles de service, offices, boulangeries, arrière-cuisines, etc., sont situés sur le Pont Salon D, entre les salles à manger de 1ère et de 2ème Classes, et s'étendent sur toute la largeur du navire et sur une longueur de près de 50 m.
Emplacements des cuisines du Titanic
en jaune: Cuisine du Restaurant à la Carte, pont B en bleu: Cuisine commune des salles à manger de 1ère et 2ème Classes, pont D en rouge: Cuisine de 3ème Classe, pont F
Dans la cuisine, se trouvent deux énormes fourneaux ayant une façade de 29 m et comprenant 19 fours, probablement les plus grands fourneaux jamais installés. Il existe aussi 4 grilloirs, 2 grandes rôtissoires, des fours à vapeur, des marmites à vapeur, des chambres chaudes, des bains-marie, ainsi que des machines à piler, à découper, des éplucheuses à pommes de terre, des hachoirs, des batteurs et des machines à glace.
Une nouvelle exception a été faite dans la disposition des buses de fumée. Celles-ci sont dirigées sous le pont, dans le but de minimiser le rayonnement de la chaleur. C'est, à n'en pas douter, un pas dans la bonne direction, que l'on suivra probablement dans les futurs navires. Un vaste monte-charge assure la liaison entre le secteur cuisine et les chambres froides.
Une salle de préparation des légumes, une arrière-cuisine, une réserve à charbon et un cellier, équipés des tout derniers matériels allégeant le travail sont installés à bon escient du côté tribord de la cuisine. La boulangerie, qui à elle seule vaut une visite, est située juste à l'arrière de la cuisine, du côté bâbord. Elle comprend des pétrins électriques et d'autres machines, outre des fours à circulation d'eau destinés à fabriquer du pain viennois de toute première qualité. Le secteur pâtisserie, contigu à la boulangerie, est équipé de tous les matériels dernier cri, pour la pratique moderne de l'art de la pâtisserie.
Les offices et salles de service, qui ont été aménagés en vue d'obtenir un service parfait de nourriture chaude et froide, sont situés tout près des salles à manger qu'ils desservent. Il n'y a rien d'aussi contrariant qu'un dîner ou un déjeuner tiède, ou que les longues attentes fréquemment vécues lors de repas dans des endroits publics. Aucune crainte que de tels événements se produisent sur l'Olympic ou le Titanic. Pas un seul appareil, pour un service rapide et efficace, n'a été oublié. Les équipements comprennent des bains-marie, des armoires chaudes, des presse-entrées, des cafetières, des bouilloires à ufs automatiques, des stérilisateurs à lait, des chauffe-plats électriques et des tables à découper du dernier modèle, tous soigneusement disposés pour éviter la bousculade et la confusion parmi les serveurs. Les offices réfrigérés et les caves à vins sont aussi disposés à des endroits les plus adaptés pour que le service soit le meilleur.
Plan des locaux composant la cuisine commune de 1ère et 2ème Classes,
entre les deux salles à manger
Cuisine commune de 1ère et 2ème Classes de l'Olympic
Autre aperçu de la cuisine commune
de 1ère et 2ème Classes de l'Olympic
L'un des offices de l'Olympic
(On remarque les cruchons suspendus au plafond
et les plats rangés dans les étagères)
Une cuisine séparée, avec son propre office et son arrière-cuisine, est dédiée au restaurant et lui est attenante, sur le pont B. L'accès depuis la cuisine inférieure est réalisé grâce à un escalier en colimaçon traversant 2 ponts. La cuisine du restaurant, bien que moins grande que la cuisine principale, est également bien équipée. Il existe aussi des offices séparés alloués aux divers fumoirs, buffets, salons, suites de luxe, etc.
La cuisine de 3ème Classe et les offices jouxtent l'extrémité arrière de la salle à manger de 3ème Classe, sur le pont Milieu F, et leur équipement aurait fait pâlir d'envie un Chef de 1ère Classe, il y a quelques années. Il existe aussi une grande boulangerie de 3ème Classe.
L'ensemble des appareils de cuisine a été fourni par Messrs. Henry Wilson & Co. Ltd de Liverpool, qu'aucune entreprise ne peut surpasser pour ce type de réalisation.
Affiche publicitaire de la société Henry Wilson & Co.
Le service d'orfèvrerie
Le service d'orfèvrerie, qui comprend en tout environ 10000 pièces, a été fourni par Goldsmith & Silversmith Co. Ltd de Londres, une entreprise qui a acquis une grande expérience dans la fourniture d'orfèvrerie aux grands hôtels. Dans le cas de l'Olympic et du Titanic, diverses nouveautés ont été introduites. Une des plus grosses pièces du service est une imposante presse à canard, qui constitue un complément des plus impressionnants. On trouve aussi une belle lampe portable à alcool, avec une flamme à chauffage rapide, afin de maintenir chaudes des sauces spéciales et faire du café turc. Parmi les autres nouveautés, on trouve les timbales à fruits et les plats à caviar, dans lesquels les contenus sont maintenus frais par un bain de glace, après avoir été sortis de la chambre froide et placés devant les passagers.
Pièces d'argenterie récupérées sur le site de l'épave en 1987
Sur les tables de service se trouvent des réchauds électriques d'un type spécial réalisé par la compagnie Goldsmith. L'un des avantages de cet utile appareil est que tout niveau de chaleur, une fois obtenu, peut être maintenu grâce à une faible consommation d'électricité. Un autre point, qui mérite d'être signalé, est que tous les poignées, couvercles, pièces et garnitures sont interchangeables, un moyen qui facilite grandement le nettoyage et l'usage général.
Les couteaux, cuillers, fourchettes et petits matériels, soit plus de 21000 pièces, ainsi qu'environ 3000 plats, soupières et autres plus gros articles, ont été fournis par Messrs. Elkington & Co. de Birmingham.
Couverts en argent
à l'emblème de la White Star Line
Les services de porcelaine
Il existe plusieurs services de porcelaine qui diffèrent selon la classe des passagers et leur décor. Ils ont principalement été fournis par Stonier & Co. de Liverpool et la compagnie Royal Crown Derby.
Assiettes de 1ère et de 2ème Classes, avec emblème de la White Star Line
Vaisselle récupérée sur le site de l'épave en 1987
Autres pièces de vaisselle récupérées sur le site de l'épave
Tasses de 2ème, 1ère et 3ème Classes
Fourchettes en argent et plats à oeufs gisant au fond de l'océan
A l'énoncé de telles installations et de leur dotation, associées aux grandes qualités professionnelles du personnel recruté par la White Star Line, on ne peut douter de l'excellence des repas confectionnés à bord du Titanic.
La preuve en est donnée par la composition des menus servis à bord, notamment ceux du Dimanche 14 Avril 1912.
Pour le constater, lire les pages:Les menus servis à bord
Le Restaurant à la Carte
La cargaison du Titanic
Le personnel
62 personnes ( voir liste ), hors stewards, composaient le personnel affecté aux cuisines des salles à manger de 1ère, 2ème et 3ème Classes.
Charles Proctor, 40 ans, était le Chef de cuisine; Charles Joughin, était le Chef boulanger; et Alfred Maytum, 49 ans, était le Chef boucher.
Parmi le personnel, se trouvait aussi Charles Kennel, 30 ans, qui était était affecté à la cuisine casher destinée aux passagers de confession juive.
Ils avaient tous précédemment travaillé à bord de l'Olympic et leurs salaires mensuels étaient: Proctor: 20 £ - Joughin: 12 £ - Maytum: 6 £ - Kennel: 4 £.
Charles Proctor
(Chef de cuisine)Charles Joughin
(Chef boulanger)Alfred Maytum
(Chef boucher)
Sur les 62 membres du personnel de cuisine, 13 seulement sauvèrent leur vie.
Charles Proctor et Charles Kennel disparurent dans le naufrage. Leurs corps, s'il furent retrouvés, ne furent jamais identifiés.
Alfred Maytum fut au nombre des victimes. Son corps fut retrouvé par le navire câblier Mackay-Bennett et inhumé au cimetière de Fairview, à Halifax, tombe N° 141.
Charles Joughin eut la vie sauve de manière si étonnante qu'elle mérite d'être relatée.
Comment survécut Charles Joughin ...
Au moment de la collision, Joughin était couché dans sa cabine, sur le pont E, car il n'était pas de service. Réveillé par d'étranges grincements, il reçut l'ordre de monter sur le pont des embarcations. Avant de monter, il se dit que des provisions seraient nécessaires dans les canots de sauvetage. De sa propre initiative, il envoya son équipe de 13 boulangers fouiller le garde-manger pour y prendre tout le pain qui s'y trouvait. Il accompagna ensuite ses hommes sur le pont, chacun portant 4 miches dans les bras. Il regagna alors sa cabine pour y prendre une dose de whisky. Vers 0 h 30, il remonta pour aider les passagères à embarquer dans les canots, usant de manières quelque peu brutales mais efficaces. Désigné responsable du canot N° 10, il estima qu'il y avait assez d'hommes à bord pour s'en occuper et, au lieu d'y rester, il sauta sur le pont et aida à mettre le canot à la mer. Il déclara plus tard: "Partir, c'aurait été donner le mauvais exemple". A 1 h 20, il redégringola les escaliers jusqu'à sa cabine et avala un autre verre de whisky qu'il dégusta tranquillement, assis sur sa couchette. Sans s'inquiéter outre mesure, il se rendit compte que le plancher était déjà sous l'eau. Vers 1 h 45, il remonta à temps sur le pont: quelques instants plus tard, en raison de l'envahissement de l'eau, il n'aurait pas pu monter les escaliers. Malheureusement, tous les canots étaient alors partis. Sans perdre courage, il redescendit sur le pont B et se mit à lancer plus de 50 chaises de pont par les fenêtres, constituant autant d'objets flottants auxquels il serait possible de s'accrocher.
Chaise de pont du Titanic
A 2 h 10, il partit se reposer dans l'office, sur le côté tribord du pont A. Cette fois, il étancha sa soif avec de l'eau. Un fracas assourdissant de vaisselle en train de tomber et le piétinement de la foule au-dessus de lui le firent partir et il se retrouva sur le pont B. Tout à coup, le Titanic bascula vers bâbord. Sans s'affoler, il conserva son équilibre alors que le navire se dressait vers la verticale. Lorsqu'il ne put rester debout, le pont étant trop incliné, il enjamba le bastingage sur tribord et se tint debout. Se tenant au bastingage, il monta et parvint jusqu'à la poupe. Le Titanic était alors complètement à la verticale et Joughin se trouva à 30 m au-dessus de l'eau. Sans paniquer, il ajusta son gilet de sauvetage. Il était 2 h 15 à sa montre qu'il ôta et mis dans sa poche. Lorsque la poupe s'enfonça et disparut, il se mit à l'eau, sans se mouiller un seul cheveu. Il nagea dans la nuit, sans être incommodé par l'eau glacée. A 4 h, dans les premières lueurs de l'aube, il aperçut ce qu'il prit pour une épave mais qui s'avéra être le canot B qui s'était retourné et était couvert de rescapés. Ne pouvant monter, il se contenta de le contourner à la nage pendant un bon moment. C'est alors qu'il reconnut son collègue Isaac "John" Maynard, cuisinier aux entrées, qui lui tendit la main et l'aida à grimper, ruisselant d'eau mais toujours en pleine forme.
Très certainement, ce sont les doses d'alcool qu'il absorba, qui empêchèrent Charles Joughin d'être victime d'hypothermie.
La presse à canard, objet d'exception ...
La presse à canard, dont l'origine est française et qui demeure aujourd'hui encore un objet d'exception, est utilisée pour la préparation du "Canard à la Rouennaise" ou du "Canard au Sang" (dit aussi "Canard à la Presse").
Après rôtissage très saignant d'un canard tué par suffocation, on en retire les ailes, les cuisses et les aiguillettes. La carcasse est alors découpée avec des ciseaux et ses morceaux sont écrasés dans la presse afin d'en extraire tous les sucs qui permettront ensuite de réaliser un jus puissant et odorant: la sauce.
Exemple de presse à canard
Issue de la très grande tradition culinaire, la presse à canard du Titanic était probablement en laiton argenté avec l'intérieur étamé, haute de 40 à 50 cm et pesant environ 15 kg. On comprend aisément l'emploi du qualificatif "impressionnant" dans sa description. Le principe de fonctionnement de ce type de presse est le suivant:
les morceaux de carcasse sont placés dans le filtre du récipient de la presse. En tournant la roue, et donc la vis, on provoque la descente du piston qui vient écraser les morceaux dans le filtre. Les jus s'écoulent alors par l'orifice situé à la base du récipient.La recette du Canard au Sang fut créée en 1890 par le grand restaurant parisien La Tour d'Argent, toujours réputé pour cette spécialité. Chaque canard préparé au sang y est numéroté et le restaurant possède un Livre d'Or des canards célèbres, où l'on peut lire que le n° 328 fut consommé en 1890 par le Prince de Galles, futur roi Édouard VII.
Cet exemple caractéristique montre que la White Star Line n'avait reculé devant rien en mettant à l'honneur des exceptions de la cuisine française.