La tragédie de la famille Collyer

 

Comment mieux décrire le drame que vécurent les passagers du Titanic, qu'en reproduisant les lettres qu'ils adressèrent à leurs familles ainsi que les témoignages de ceux qui survécurent et qui furent, toute leur vie, profondément marqués par la catastrophe ?
Ces documents sont très nombreux. Aussi le choix permettant d'illustrer au mieux le vécu de la catastrophe, s'est porté sur ceux relatifs à la famille anglaise Collyer. Ils retracent, en effet, de manière très complète, tous les événements que cette famille a vécus: avant, pendant et après le naufrage. Leur intérêt est d'autant plus poignant qu'ils décrivent l'ensemble des sentiments qu'ont éprouvés les trois membres de cette famille: la joie du départ des émigrants vers le Nouveau Monde, l'émerveillement de se trouver à bord du plus luxueux paquebot, l'incrédulité lors des premiers instants du naufrage, puis l'espoir, la frayeur, et la résignation. Pour les rescapés, s'ajoutent la souffrance provoquée par la perte d'êtres chers, la détresse, mais aussi la volonté de reprendre le cours de la vie. Le lecteur a, de la sorte, la forte impression de se trouver au cœur du drame et même d'y prendre part.

 

La famille Collyer

Harvey Collyer et Charlotte ("Lottie", "Lotty" ou "Lot") Annie Tate, nés en 1880, étaient originaires du village de Leatherhead, Surrey, Angleterre. Harvey y travailla comme livreur et Charlotte comme domestique du pasteur de la paroisse, le Révérend Sydney Newman Sedgwick (1873-1941).
Le Révérend Sedgwick, très apprécié de ses paroissiens car il s'intéressait de près à l'amélioration des conditions de vie de la classe ouvrière, était l'auteur d'un livre intitulé Letherhead and its Legends (Leatherhead et ses Légendes) et qu'il publia en 1901. Il était aussi l'auteur de plusieurs romans et le compositeur, paroles et musique, de plusieurs opérettes qu'il mettait en scène à l'Institut des Jeunes Gens de Leatherhead.
Harvey Collyer était un membre bien connu de cet Institut et participait grandement à la plupart des opérettes crées par le pasteur.
En 1903, Harvey Collyer et Charlotte Tate s'épousèrent au village, sous la bénédiction du pasteur.
L'année suivante, le Révérend Sedgwick fut nommé à la paroisse de Bishopstoke, Hampshire, à environ 8 kilomètres de Southampton. Harvey et Charlotte Collyer décidèrent alors de l'y suivre. Le couple s'installa au 25 Church Road, Mount Hill, et Charlotte continua à exercer son service auprès du pasteur, tandis que Harvey devint le bedeau et le responsable des cloches de l'église paroissiale Ste-Marie. Il s'installa aussi comme épicier et fut très apprécié de ses concitoyens. Cette même année 1904, naquit leur fille unique, Marjorie ("Madge") Charlotte.

 


L'église Ste-Marie de Bishopstoke
 
Bishopstoke, près de Southampton, Hampshire
 
Le Révérend Sedgwick

 

L'an 1912 arriva, qui allait bouleverser leur existence. Plusieurs années auparavant, des amis de la famille Collyer avaient émigré aux États-Unis et s'étaient installés à Payette, dans l'État d'Idaho, où ils exploitaient avec réussite une ferme fruitière qu'ils avaient achetée. Ces amis leur avaient adressé des courriers dans lesquels ils leur faisaient l'éloge du climat et les invitaient à venir tenter leur chance dans l'Idaho. Les Collyer ne prirent d'abord pas cette proposition au sérieux. Mais, lorsque Charlotte devint victime de graves ennuis pulmonaires, la tuberculose, ils reconsidérèrent la question, d'autant que Harvey lui-même était déjà d'une santé fragile puisque épileptique. Le couple prit alors la décision de tout quitter et d'acheter à son tour une ferme destinée à la culture fruitière, dans la même vallée que ses amis d'Amérique, et de partir s'y installer mais avec l'intention de revenir en Angleterre 5 ans plus tard. Harvey et Charlotte Collyer étaient alors tous deux âgés de 31 ans, et Marjorie avait 8 ans. Ils réservèrent leurs places à bord du Titanic et embarquèrent le 10 Avril 1912, à Southampton, comme passagers de 2ème classe.

 

Payette, Idaho, avec vue aérienne prise en 1909

 

Lettre écrite par Harvey Collyer

 

A bord du Titanic, peu avant l'escale de Queenstown, Harvey Collyer écrivit cette à ses parents habitant Leatherhead, Surrey

Titanic, 11 Avril

Mes chers Maman et Papa
C'est incroyable de se trouver sur la grande bleue et de vous écrire. Très chers qui êtes si loin, nous faisons un agréable voyage; le temps est splendide et le navire magnifique. On ne peut tout décrire, c'est comme une ville flottante. Je peux vous dire que nous sommes vraiment épatés. Cela nous manquera dans les trains puisque nous y voyageons en troisième. Vous n'imagineriez pas que vous êtres sur un navire. C'est à peine s'il y a un mouvement. Il est si grand que nous n'avons pas encore eu le mal de mer. Nous comptons atteindre Queenstown aujourd'hui et je pense que je mettrai ceci au courrier. Nous avons eu des adieux chaleureux à Southampton et Mrs S et les garçons, ainsi que d'autres, nous ont vus partir. Nous enverrons un nouveau courrier à New York, puis quand nous arriverons à Payette.
Tous nos baisers. Ne vous inquiétez pas pour nous. Vos enfants toujours affectionnés.
Harvey, Lot et Madge.

 

Récit de Charlotte Collyer

 

Charlotte Collyer
à son arrivée à New York

 

Rescapées du naufrage, Charlotte Collyer et sa fille Marjorie, furent contactées à leur arrivée à New York, par des reporters qui leur proposèrent de faire le récit des épreuves qu'elles avaient subies.
Le récit de Charlotte fut ainsi publié par le magazine féminin American Semi-Monthly Magazine de Mai 1912, sous le titre "How I was Saved from the Titanic" ("Comment j'ai été rescapée du Titanic"). Pour ce témoignage, Charlotte Collyer reçut la somme de 300 $.
Son texte, très long et reproduit ci-après, a été, pour en faciliter la lecture sur cette page, divisé en paragraphes correspondant aux différentes phases du naufrage.

 

Les adieux du village et les préparatifs de départ

La veille de notre départ nos voisins nous ont choyés. C'est comme s'il y en avait eu des centaines à demander à nous dire au revoir et, l'après-midi, des fidèles de l'église ont organisé une surprise pour mon mari. Ils l'ont emmené s'asseoir sous le vieil arbre du cimetière. Quelques uns sont montés dans le clocher et, en son honneur, ont fait carillonner toutes les cloches. Cela a pris plus d'une heure et il était très content. D'une certaine façon, cela me rend un peu triste. Ils ont fait sonner les vieilles cloches solennelles de même que les gaies et, pour moi, c'était trop pour une cérémonie d'adieux.
Le matin suivant, nous sommes partis à Southampton et mon mari a retiré tout son argent à la banque, y compris la somme qu'il avait reçue pour notre magasin. L'employé lui a demandé s'il ne voulait pas une traite, mais il a hoché la tête et a placé les billets dans un portefeuille qu'il a gardé jusqu'à la fin dans la poche intérieure de son manteau. Cela s'élevait à plusieurs milliers de dollars en argent américain. Nous avions déjà fait expédier quelques trésors personnels que nous conservions dans notre ancienne maison, de sorte que, quand nous avons embarqué sur le Titanic, tout ce que nous avions sur terre était avec nous.

 

Un merveilleux navire

Nous avons voyagé dans une cabine de seconde classe et, de notre pont qui était situé tout à l'avant, nous avons vu les grands adieux que l'on faisait au bateau. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu autant de monde à Southampton et je n'aurais pas été étonnée s'il nous avait accompagnés.
Le Titanic était merveilleux, bien plus splendide et énorme que ce que j'avais imaginé. Les autres bateaux du port étaient comme des coquilles de noix à côté de lui et, souvenez-vous, c'était les bateaux des compagnies américaines et autres que nous croyions énormes il y a quelques années. Je me rappelle avoir entendu une amie me dire: "Ne craignez-vous pas de vous aventurer sur la mer ?". Mais, alors, c'est moi qui avais confiance. "Pourquoi sur ce bateau ?" ai-je répondu. "Même la pire des tempêtes ne pourrait l'endommager". Avant de quitter le port, j'ai vu l'accident avec le New York, le paquebot qui avait rompu ses amarres et s'était précipité contre nous, dans le chenal. Cela n'avait effrayé personne et semblait seulement prouver combien le Titanic était puissant.

 

Le mal de mer

Je ne me souviens pas très bien des premiers jours de la traversée. J'ai eu un peu le mal de mer et, la plupart du temps, je suis restée dans ma cabine. Mais le Dimanche 14 Avril, j'étais sur pied. Au dîner, j'étais à ma place dans la salle à manger et j'ai apprécié le repas, bien que je pense qu'il était trop lourd et trop riche. Ce Dimanche, aucun effort n'avait été épargné pour donner, même aux passagers de seconde classe, le meilleur dîner qu'ils puissent s'offrir.

 

La collision

Après avoir mangé, j'ai écouté l'orchestre pendant un petit moment puis, à neuf heures ou neuf heures et demie, je me suis rendue à ma cabine. Je venais juste de grimper sur ma couchette lorsqu'une hôtesse est entrée. C'était une femme charmante qui avait été très gentille avec moi. Je saisis cette occasion pour la remercier car je ne la reverrai plus jamais. Elle a disparu avec le Titanic. "Savez-vous où nous sommes ?" a-t-elle dit aimablement. "Nous sommes dans ce qu'on appelle le Trou du Diable". "Qu'est-ce que ça signifie ?" ai-je demandé. "C'est une partie dangereuse de l'océan" a-t-elle répondu. "De nombreux accidents sont arrivés près d'ici. On dit que des icebergs dérivent jusqu'ici. Il commence à faire très froid sur le pont et il y a peut-être des glaces autour de nous maintenant". Elle a quitté la cabine et je me suis bientôt endormie, ses propos au sujet des icebergs ne m'avaient pas effrayée, mais cela montre que l'équipage était averti du danger. Pour autant que je le sache, nous n'avons pas le moins du monde ralenti la vitesse. Ce doit être un peu avant dix heures que mon mari est entré et m'a réveillée. Il s'est assis pour me parler pendant un certain temps avant de s'apprêter à se coucher. Et puis la collision ! La sensation que j'ai eue était comme si le navire avait été saisi par la main d'un géant et secoué une fois, deux fois, puis arrêté net dans sa route. C'est-à-dire qu'il y a eu une longue secousse en arrière, suivie d'une plus petite. Je n'ai pas été jetée à bas de ma couchette et mon mari n'a que légèrement vacillé sur ses jambes. Nous n'avons pas entendu de bruits étranges, ni de déchirures de tôles ou de bois, mais nous avons remarqué que les machines avaient cessé de fonctionner. Quelques minutes plus tard, on a essayé de faire repartir les machines mais, après des à-coups et des grondements, le silence est revenu.
Notre cabine était ainsi située que nous avons pu suivre clairement cela. Mon mari et moi n'avons pas été alarmés. Il a dit qu'il avait dû se produire un léger accident dans la salle des machines et, au début, il n'a pas eu l'intention d'aller sur le pont. Ensuite, il a changé d'avis, enfilé son manteau et m'a laissée. Je suis tranquillement restée sur ma couchette avec ma petite fille et je me suis presque rendormie. Quelques instants plus tard, mon mari est revenu. Il était alors un peu énervé: "Qu'en penses-tu ?", s'est-il exclamé. "Nous avons heurté un iceberg, un gros, mais un officier vient de me dire qu'il n'y a pas de danger". J'ai entendu les pas des gens sur le pont, au-dessus de ma tête. Il y a eu des trépignements et des bruits bizarres comme si on tirait un appareil de levage. "Est-ce que les gens ont peur ?", ai-je dit calmement. "Non", a-t-il répondu. "Je ne crois pas que le choc ait réveillé beaucoup de monde dans les cabines de seconde, et peu de ceux qui se trouvaient dans les salles à manger se sont donnés la peine d'aller sur le pont. J'ai vu les joueurs professionnels jouer avec quelques passagers tandis que je passais. Leurs cartes sont tombées de la table au moment du choc, mais ils les ont ramassées et ont repris leur partie avant que je ne quitte la salle". L'histoire m'a rassurée. Si cela ne dérangeait pas ces joueurs, pourquoi moi ?
Je pense que mon mari serait aller se coucher sans poser d'autres questions sur l'accident, mais nous avons soudain entendu des centaines de gens courir dans la coursive, devant notre porte. Ils ne poussaient pas de cris, mais le bruit de leurs pas me rappelait des rats détalant à travers une pièce vide. J'ai vu mon visage, en face, dans le miroir, et il était devenu très blanc, mais mon mari aussi était pâle et il bégayait en me parlant. "Nous ferions mieux d'aller sur le pont pour voir ce qui ne va pas", a-t-il dit. J'ai sauté de ma couchette et j'ai enfilé ma chemise de nuit, une robe de chambre et un manteau. Mes cheveux étaient tombés mais je les ai rapidement noués en arrière avec un ruban.

 

La montée précipitée vers le pont

A ce moment-là, bien que le bateau n'ait pas avancé, il m'a semblé s'être un peu incliné vers l'avant. J'ai attrapé ma fille comme elle était, dans sa robe de chambre, je l'ai enroulée dans une couverture de cabine de la White Star et je suis sortie par la porte. Mon mari a suivi immédiatement derrière. Aucun de nous n'a pris dans la cabine une quelconque de nos affaires et je me souviens qu'il a même laissé sa montre sur l'oreiller. Nous n'avons pas douté un instant du fait que nous reviendrions. Lorsque nous avons atteint le pont promenade de seconde classe, nous y avons trouvé quantité de gens. Quelques officiers allaient et venaient, mais je tiens à dire que personne n'avait peur. Mon mari s'est approché d'un officier, c'était soit le 5ème Officier Harold Lowe, soit le 1er Officier Murdock (sic), et lui a posé une question. Je l'ai entendu lui répondre en criant: "Non, nous n'avons pas de projecteur, mais nous avons quelques fusées à bord. Restez calme ! Il n'y a pas de danger".

 

L'attente sur le pont

Notre groupe de trois est resté réuni tout près. Je n'ai reconnu, autour de moi, aucun des autres visages, sans doute à cause de l'émotion. Je ne m'étais jamais approchée du pont de première classe et je n'avais donc vu aucune des personnes importantes qui étaient à bord. Il y a eu soudain du vacarme près d'un des couloirs et nous avons vu un soutier monter en grimpant. Il s'est arrêté à quelques mètres de nous. Tous les doigts d'une de ses mains avaient été coupés. Du sang coulait des moignons et maculait son visage ainsi que ses vêtements. Les marques rouges se voyaient très clairement sur la poussière de charbon dont il était couvert. Je me suis dirigée vers lui pour lui parler. Je lui ai demandé s'il y avait du danger. "Du danger", s'est-il écrié de toute sa voix, "Je dirais oui ! En bas, c'est l'enfer, regardez-moi. Ce bateau va couler comme une pierre dans dix minutes ". Il s'est éloigné en titubant et s'est évanoui par terre, la tête sur un rouleau de cordages. A ce moment, j'ai eu ma première étreinte de peur, une peur horrible soulevant le cœur. Ce pauvre homme avec sa main ensanglantée et son visage maculé, apportait une illustration des machines brisées et des corps mutilés. Je me suis cramponnée au bras de mon mari et, bien qu'il faisait preuve de courage et ne tremblait pas, j'ai vu que son visage était aussi blanc qu'une feuille de papier. Nous avons réalisé que l'accident était pire que nous l'avions supposé mais, même alors, moi ainsi que les autres qui m'entouraient et que je ne connaissais pas, nous n'avons pas cru que le Titanic allait couler. Les officiers allaient et venaient en courant et en criant des ordres. Je n'ai pas d'idée précise sur ce qui s'est passé dans le quart d'heure suivant. Le temps a semblé beaucoup plus court, mais il a dû s'écouler entre dix et quinze minutes. J'ai vu le 1er Officier Murdock (sic) placer des gardes près des couloirs pour empêcher d'autres hommes de venir sur le pont, comme le soutier blessé. Combien de malheureux ont ainsi été privés de leur chance de salut, je l'ignore, mais Mr; Murdock (sic) a probablement eu raison. C'était un homme autoritaire, étonnamment courageux et calme. Je l'ai rencontré la veille de son inspection des quartiers des cabines de seconde classe, et j'ai pensé qu'il était comme un bouledogue qui n'aurait peur de rien. Cela s'est avéré exact, il a donné des ordres jusqu'à la fin et est mort à son poste. On dit qu'il s'est suicidé, mais je ne le crois pas. Des responsables ont dû nous conduire vers le pont des embarcations le plus proche car c'est ici que je me suis bientôt retrouvée, toujours cramponnée au bras de mon mari, et avec la petite Marjorie à mon côté. De nombreuses femmes se trouvaient avec leur mari et il n'y a pas eu de désordre. Puis, par-dessus la clameur des gens qui se posaient des questions, est arrivé le terrible cri: "Descendez les canots ! Les femmes et les enfants d'abord". Quelqu'un a crié ces derniers mots à maintes reprises. "Les femmes et les enfants d'abord ! Les femmes et les enfants d'abord !". Ils m'ont frappé le cœur d'une terreur totale et, désormais, ils retentiront dans mes oreilles jusqu'au jour de ma mort. Ils signifiaient ma propre sécurité mais aussi la plus grande perte dont j'ai jamais souffert, la vie de mon mari.

 

Les canots de sauvetage

Le premier canot a rapidement été rempli et descendu. Très peu d'hommes s'y trouvaient, seulement cinq ou six membres d'équipage, dirais-je. Les passagers hommes n'ont pas essayé de se sauver. Je n'ai jamais vu un tel courage, ni cru que ce soit possible. Combien de personnes de première classe et d'entrepont ont pu se conduire ainsi, je l'ignore, mais nos hommes de seconde classe ont été des héros. Je tiens à le dire à tous les lecteurs de cet article. La descente du second canot a pris davantage de temps. Je pense que toutes ces femmes, qui étaient vraiment effrayées et pressées de partir, sont montées dans le canot. Celles qui sont restées sont des femmes qui ne voulaient pas quitter leur mari ou des filles qui ne voulaient pas quitter leurs parents. L'officier en charge était Harold Lowe. Le 1er Officier Murdock (sic) était parti à l'autre extrémité du pont. Je ne me suis jamais retrouvée près de lui.
Mr Lowe était très jeune et avait l'air d'un gamin, mais il est parvenu à se faire obéir. Il s'est précipité parmi les passagers et a ordonné aux femmes de monter dans le canot. La plupart d'entre elles lui ont obéi tout hébétées mais d'autres sont restées avec leur mari. J'aurais pu avoir une place dans ce second canot, mais j'ai refusé de partir. Il a finalement été rempli et a disparu d'un bond par-dessus bord. Il y avait deux autres canots dans cette partie du pont. Un homme en civil se démenait auprès d'eux et criait des instructions. J'ai vu le 5ème Officier Lowe lui ordonner de partir. Je ne l'ai pas reconnu, mais d'après ce que j'ai lu dans les journaux, ce devait être Mr. Bruce Ismay, le Directeur Général de la Compagnie.

 

L'embarquement mouvementé dans un canot

Le troisième canot était presque à demi rempli lorsqu'un matelot a pris Marjorie dans ses bras et me l'a arrachée pour la jeter dans le canot. On ne lui a pas donné une chance de dire au revoir à son père ! "Vous aussi !" a hurlé un homme à mon oreille. "Vous êtes une femme, prenez place dans ce canot sinon il sera trop tard !". Le pont a semblé glisser sous mes pieds. Il penchait selon un angle aigu car le navire s'enfonçait alors rapidement, la proue en bas. Je me suis désespérément agrippée à mon mari. Je ne sais pas ce que je lui ai dit mais je serai toujours heureuse de penser que je ne voulais pas le quitter.
Un homme m'a saisie par le bras puis un autre a passé ses deux bras autour de ma taille et m'a entraînée de force. J'ai entendu mon mari dire: "Pars, Lotty, pour l'amour de Dieu, sois courageuse et pars. Je trouverai une place dans un autre canot". Les hommes qui me tenaient m'ont fait traverser le pont à la hâte et m'ont précipitée à bras le corps dans le canot. J'ai atterri sur une épaule et l'ai gravement meurtrie. D'autres femmes étaient entassées derrière moi mais j'ai trébuché et j'ai vu, au-dessus de leurs têtes, le dos de mon mari alors qu'il descendait le pont d'un pas ferme et disparaissait parmi les hommes. Son visage s'était détourné, aussi je ne l'ai jamais revu, mais je sais qu'il n'a pas eu peur de la mort. Ses dernières paroles, lorsqu'il a dit qu'il trouverait une place dans un autre canot, m'ont soutenue jusqu'à ce que toute trace d'espoir ait disparu. De nombreuses femmes se sont senties plus fortes grâce à la même promesse, sinon elles seraient devenues folles et auraient sauté à la mer. Je me suis laissée sauver car j'ai cru que lui aussi s'échapperait, mais j'envie parfois celles qu'aucune puissance sur terre ne pourrait arracher des bras de leur mari. Il y en a eu ainsi plusieurs parmi ces courageuses passagères de seconde classe. Je les ai vues rester jusqu'à la fin auprès de leurs êtres chers, et lorsque l'appel a été fait le lendemain à bord du Carpathia, elles n'ont pas répondu.
Le canot était pratiquement plein et plus aucune femme ne se trouvait à côté quand le 5ème Officier Lowe a sauté dedans et ordonné de le descendre. Sur le pont, les marins avaient commencé à lui obéir lorsqu'une très triste chose est arrivée. Un jeune garçon à peine plus âgé qu'un écolier, les joues roses, presque assez petit pour être considéré comme un enfant, se tenait près du bastingage. Il n'avait pas essayé de forcer le passage vers le canot bien que ses yeux avaient fixé l'officier avec pitié. Quand il a alors réalisé que qu'il avait vraiment été abandonné, le courage lui a manqué. En criant, il a grimpé sur le bastingage, et il a sauté dans le canot. Il est tombé parmi nous et a rampé sous un siège. Nous l'avons, une autre femme et moi, couvert de nos jupes. Nous voulions donner une chance au pauvre garçon, mais l'officier l'a tiré à ses pieds et lui a ordonné de retourner sur le navire. Nous avons supplié de le sauver. Je me souviens qu'il a dit qu'il ne prendrait pas beaucoup de place mais l'officier a saisi son revolver et le lui a enfoncé dans le visage. "Je te donne juste dix secondes pour retourner sur ce navire avant de te faire sauter la cervelle" a-t-il crié. Le garçon l'a seulement supplié très fort et j'ai cru qu'il allait le tuer sur place. Mais l'officier a soudain changé de ton. Il a baissé son revolver et regardé le garçon droit dans les yeux. "Pour l'amour de Dieu, sois un homme !" a-t-il dit gentiment. "Nous avons des femmes et des enfants". Le petit gars a fait des yeux ronds et a regrimpé par-dessus le bastingage sans dire un mot. Il n'a pas été sauvé. Toutes les femmes sanglotaient autour de moi. Et j'ai vu ma petite Marjorie prendre la main de l'officier. "Oh, Monsieur, ne tirez pas, s'il vous plait. Ne tuez pas le pauvre homme !" a-t-elle dit et il a pris le temps de hocher la tête et de sourire. Il a crié un autre ordre pour faire descendre le canot mais, juste comme nous allions nous éloigner, un passager d'entrepont, un Italien je crois, est arrivé en courant sur toute la longueur du pont et s'est précipité dans le canot. Il est tombé sur une jeune enfant et lui a fait une blessure interne. L'officier l'a saisi par le col et, par la force, l'a repoussé sur le Titanic. Tandis que nous descendions vers la mer, j'ai jeté un dernier coup d'œil à ce poltron. Il était aux mains d'une douzaine d'hommes de seconde classe. Ils lui assénaient leurs poings sur la figure et il saignait du nez et de la bouche. En fait, nous ne nous sommes arrêtés à aucun des autres ponts pour prendre des femmes et des enfants. Je suppose que cela aurait été impossible.

 

La vision du désastre

Le fond de notre canot a tapé l'océan alors que nous descendions avec une force qui, je crois, aurait pu tous nous faire sauter par-dessus bord. Nous avons été trempés d'une pluie d'eau glacée mais nous avons tenu bon et les hommes qui étaient aux avirons ont ramé rapidement pour nous éloigner de l'épave.
C'est alors que, pour la première fois, j'ai vu l'iceberg qui avait fait tant de terribles dégâts. Il se dressait à la claire lumière des étoiles, une montagne blanche aux reflets bleus, tout près de nous. Deux autres icebergs se trouvaient juste à côté, comme deux pics jumeaux. Plus tard, j'ai cru en voir trois ou quatre, mis je n'en suis pas certaine. De la glace détachée flottait dans l'eau. Il faisait très froid. Nous nous étions éloignés de peut être un demi mille lorsque l'officier a ordonné aux hommes de cesser de ramer. Aucun autre canot n'était en vue et nous n'avions même pas une lanterne pour nous signaler. Nous nous trouvions là dans le silence et les ténèbres, sur cette mer totalement calme. Je n'oublierai jamais la terrible beauté du Titanic à cet instant. Il était incliné vers l'avant, avec sa première cheminée en partie sous l'eau. Pour moi, il ressemblait à un énorme ver luisant car il était éclairé de la ligne de flottaison jusqu'à la poupe, la lumière électrique brillant dans toutes les cabines, sur tous ses ponts et sur son mât avant. Aucun bruit ne nous parvenait, sauf la musique de l'orchestre, ce que j'ai trouvé curieux de me rendre compte pour la première fois. Oh, ces courageux musiciens ! Comme ils ont été merveilleux ! Ils ont joué des airs entraînants, du ragtime, et ils l'ont fait jusqu'au tout dernier moment. Seul l'océan dévorant a eu le pouvoir de les réduire au silence. A cette distance, il était impossible de reconnaître qui que ce soit, mais j'ai pu distinguer des groupes d'hommes sur chaque pont. Ils se tenaient les bras croisés sur la poitrine et tête baissée. Je suis certaine qu'ils priaient. Sur le pont des embarcations que je venais de quitter, cinquante hommes peut-être s'étaient rassemblés. Au milieu d'eux se trouvait une haute silhouette. Cet homme était monté sur une chaîne ou un rouleau de cordages, de sorte qu'il s'est trouvé au-dessus des autres, les mains tendues comme s'il donnait une bénédiction.
Dans la journée, un pasteur, un certain Père Byles, avait célébré le service religieux dans la salle à manger de seconde classe et je crois que c'est lui qui se tenait là, conduisant ces condamnés dans la prière. L'orchestre jouait "Plus Près de Toi, Mon Dieu". J'ai pu l'entendre distinctement. La fin était très proche. Elle est arrivée dans un grondement assourdissant qui m'a stupéfiée. Quelque chose a explosé dans les entrailles du Titanic et des milliers d'étincelles ont éclaté vers le ciel. Ce jaillissement rougeoyant est monté en éventail mais les étincelles se sont dispersées dans toutes les directions avec la forme d'une fontaine de feu. Deux autres explosions, sourdes et lourdes, ont suivi alors que, sous la surface le Titanic se brisait en deux devant nos yeux. La partie avant était déjà partiellement sous l'eau. Elle a ballotté au-dessus et a aussitôt disparu. La poupe s'est dressée et a paru tenir en équilibre sur l'océan pendant quelques secondes qui ont semblé, pour nous, être des minutes. C'est alors seulement que les lumières électriques du bord se sont éteintes.

 

A la recherche de rescapés

Avant que l'obscurité ne se fasse, j'ai vu des centaines de corps humains s'agripper à l'épave ou sauter à l'eau. Des cris plus terribles que ce que j'avais jamais entendu ont retenti à mes oreilles. J'ai détourné le visage mais, l'instant suivant, j'ai regardé tout autour et j'ai vu l'autre moitié du grand bateau sous la surface de l'eau, aussi facilement qu'un caillou dans un étang. Je me souviendrai toujours de ce dernier moment le plus horrible de toute la catastrophe. De nombreux appels à l'aide provenaient des débris flottants mais le 5ème Officier Lowe a dit à quelques femmes qui lui demandaient de retourner, que cela nous ferait certainement submerger. Je crois qu'à ce moment quelques canots ont récupéré des survivants, et plus d'une personne digne de confiance m'a dit plus tard que le capitaine E. J. Smith du Titanic avait nagé jusqu'à un canot pliable et y était monté quelques instants. Un membre de l'équipage m'a assurée qu'il avait essayé de tirer le capitaine à bord, qu'il s'était heurté la tête, avait lâché et disparu hors de vue.
De notre côté, nous sommes partis à la recherche d'autres canots qui s'étaient échappés. Nous en avons trouvé quatre ou cinq et Mr. Lowe a pris le commandement de la flottille. Il a ordonné que les canots soient attachés ensemble avec des cordes de manière à les empêcher de dériver et de se perdre dans l'obscurité. Cela s'est avéré être un bon plan et a rendu notre sauvetage plus sûr lorsque le Carpathia est arrivé. Avec grande difficulté, il a alors réparti la plupart des femmes de notre canot dans un autre. Cela a peut-être pris une demi heure. Il a ainsi obtenu un canot presque vide et, dès que possible, il l'a libéré et nous sommes partis à la recherche de survivants.
Je n'ai aucune idée du temps qui a passé pendant le reste de cette épouvantable nuit. Quelqu'un m'a donné une couverture du navire qui a semblé me protéger du froid glacial et Marjorie avait la couverture de la cabine dont je l'avais entourée, mais nous étions assises les pieds dans plusieurs centimètres d'eau glacée. Les embruns salés nous ont donné terriblement soif et il n'y avait pas d'eau douce et certainement aucune nourriture que ce soit dans le canot. Ces diverses causes ont incroyablement fait souffrir la plupart des femmes. Le pire qui me soit arrivé a été lorsque je suis tombée à demi évanouie sur l'un des hommes aux avirons. Mes cheveux défaits se sont pris dans les tolets et la moitié d'entre eux a été arrachée par la racine.
Je sais que nous avons sauvé de l'épave un grand nombre d'hommes, mais je me rappelle seulement deux incidents. Pas très loin de l'endroit où le Titanic a coulé, nous avons trouvé un canot flottant sens dessus dessous. Environ une vingtaine d'hommes était allongés sur la quille. Ils étaient serrés les uns contre les autres et s'accrochaient désespérément mais nous avons vu que même les plus forts d'entre eux étaient si gravement gelés que, quelques instants plus tard, ils ont glissé dans l'océan. Nous les avons pris à bord, un par un, et découvert que, sur le nombre, quatre étaient déjà des cadavres.
Les morts ont été rejetés à la mer. Les vivants étaient à plat ventre sur le fond de notre canot, certains babillant comme des fous. Un peu plus loin, nous avons vu flotter une porte qui avait été arrachée lorsque le navire a coulé. Étendu dessus, face contre elle, se trouvait un petit Japonais. Il s'était attaché à ce frêle radeau avec une corde, se servant des charnières brisées pour assurer ses nœuds. Pour autant que nous ayons pu en juger, il était mort. La mer le recouvrait chaque fois que la porte dansait sur l'eau et il était gelé jusqu'aux os. Il n'a pas répondu lorsqu'on l'a hélé et l'officier a hésité à tenter de le secourir. Il avait fait faire demi-tour au canot, mais il a changé d'avis et est revenu. Le Japonais a été hissé à bord et l'une des femmes lui a frictionné la poitrine pendant que d'autres s'occupaient de ses mains et de ses pieds. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, il a ouvert les yeux. Il nous a parlé dans sa propre langue puis, voyant que nous ne comprenions pas, il s'est péniblement relevé, a étendu les bras au-dessus de sa tête, a tapé des pieds et, en l'espace de cinq minutes environ, a retrouvé ses forces. Près de lui, un des marins était si fatigué qu'il pouvait à peine tirer sur son aviron. Le Japonais a tout bousculé pour parvenir jusqu'à lui, l'a poussé de son siège, a pris l'aviron et a travaillé comme un héros jusqu'à ce que nous soyons finalement récupérés. J'ai vu Mr. Lowe le regarder bouche bée.

 

Le sauvetage par le Carpathia et la cruelle recherche

Après ce sauvetage, tous mes souvenirs sont vagues jusqu'à l'arrivée du Carpathia, à l'aube. Il s'est arrêté à peut-être quatre milles de nous, et l'épreuve de ramer jusqu'à lui a été l'une des choses les plus difficiles que nos pauvres hommes gelés, et les femmes aussi, ont eu à affronter. Beaucoup de femmes ont aidé aux avirons et, un par un, les canots ont glissé sur l'océan vers le flanc du paquebot en attente. On nous a fait descendre des échelles de corde, mais les femmes étaient si faibles que ce fut un miracle que certaines d'entre elles ne lâchent pas prise et ne retombent pas dans l'eau. Lorsque le moment est venu de sauver les bébés et les jeunes enfants, la difficulté a été plus grande, et personne n'a été assez fort pour risquer de porter un fardeau vivant. Un des postiers du Carpathia a résolu le problème. Il a laissé tomber des sacs postaux vides des États-Unis. Les petits ont été placés à l'intérieur, les sacs fermés, et ils ont été ainsi hissés en sécurité. Nous nous sommes enfin tous trouvés sur le pont du Carpathia. Pus de six cent soixante-dix d'entre nous et la tragédie de la scène qui a suivi est trop intense pour être racontée. Il n'y avait quasiment personne qui n'avait pas été séparé d'un mari, d'un enfant ou d'un ami. Était-ce le dernier parmi la poignée de survivants ? Nous n'avons pu que nous précipiter frénétiquement de groupe en groupe, cherchant parmi les visages blêmes, criant des noms et des questions sans fin. Aucun survivant ne connaît mieux que moi l'amère cruauté de la déception et du désespoir. Je devais rechercher un mari, un mari que, dans la grandeur de ma foi, j'avais cru pouvoir trouver dans un de ces canots. Il ne se trouvait pas là.

 

La triste arrivée à New York

C'est par ces mots que je peux le mieux terminer mon histoire du Titanic. Il y a des centaines d'autres personnes qui peuvent parler ou ont déjà parlé de ce triste voyage sur le Carpathia, jusqu'à New York. Des amis d'Amérique ont été bons pour moi et j'ai l'intention de poursuivre jusqu'au bout notre projet d'origine. Je vais aller dans l'Idaho pour habiter dans le Nouveau Monde Occidental. Pendant un moment, j'ai pensé revenir en Angleterre, mais je ne peux pas à nouveau être confrontée à la mer et, de plus, je dois conduire ma petite Marjorie à l'endroit où son père nous aurait emmenées toutes les deux.

 


Arrivée des rescapés à New York, à bord du Carpathia

 

Notes:

Il est possible, comme ce fut souvent le cas, que le rédacteur de l'article ait "arrangé" le témoignage oral que lui fit Charlotte Collyer. Quoi qu'il en soit, cela n'enlève rien à la nature des épreuves subies par la famille Collyer, ni à celle des sentiments qu'elle éprouva.

 

 
Le 5ème Officier Harold Lowe commandant le canot n° 14
qui remorque le radeau D, à l'approche du Carpathia

 

Récit de Marjorie Collyer

 

Marjorie Collyer
à son arrivée à New York

 

Le récit de Marjorie Collyer fut publié dans les colonnes du Brooklyn Daily Eagle puis fut repris par les journaux locaux anglais Leatherhead Advertiser et Epsom District Times and County Post, dans leurs éditions du Samedi 18 Mai 1912, sous le titre "Wreck of the Titanic Little Girl's Account" ("Une fillette raconte le naufrage du Titanic").
 

C'est un Mercredi que nous avons pris le train pour Southampton. Quelques amis étaient à la gare pour nous voir partir et certains nous ont vus partir sur le bateau. Je ne crois pas qu'il y ait eu au monde un bateau plus grand que le Titanic. La nuit où le Titanic a heurté l'iceberg, je dormais. Il était environ 11 heures. Je n'ai pas senti la secousse et le bateau a reculé comme un train. J'ai entendu ma mère dire à mon père qu'elle croyait que les machines s'étaient arrêtées. Il s'est habillé et est parti sur le pont. J'ai entendu marcher sur les ponts. Le bateau semblait s'être arrêté. Ma mère m'a ensuite habillée, m'a prise par la main et m'a conduite en haut des escaliers. Elle était en chemise de nuit et je n'avais pas mis tous mes vêtements. J'avais une grosse poupée qu'on m'avait offerte deux Noëls auparavant, et nous nous sommes tellement dépêchées que je ne l'ai pas emportée. J'ai pleuré pour ma poupée, mais nous n'avons pas pu retourner. Quand nous sommes arrivées sur le pont, Père arpentait les ponts pour essayer de voir l'iceberg. Mais il s'était éloigné. Il a dit que quelques messieurs jouaient aux cartes quand le bateau a heurté la glace et que toutes leurs cartes sont tombées par terre, mais ils les ont ramassées et ont continué à jouer.
Les ponts étaient pleins de monde. Quelques personnes pleuraient. Un officier nous a dit de mettre nos gilets de sauvetage et ma mère m'en a mis un puis elle s'est attaché le sien. Papa en a mis un aussi. J'ai pleuré pour ma poupée mais personne ne pouvait revenir pour aller la chercher. Quelqu'un a alors dit que nous devrions aller dans un canot et deux hommes m'ont hissée et mise dans un canot. Mon père m'a prise dans ses bras et m'a embrassée, puis il a embrassé ma mère. Elle m'a suivie dans le canot. Dans un autre canot, les femmes ont dit qu'elles voulaient quelqu'un pour ramer et père est monté dans ce canot. Les étoiles brillaient et c'était comme s'il faisait jour. Un marin a mis une couverture autour de ma mère pour lui tenir chaud. Nous étions si nombreux dans notre canot que nous avons tout le temps dû rester debout. Personne ne pouvait s'asseoir. Ma mère était si près de l'un des marins aux avirons, que parfois la rame se prenait dans ses cheveux et en emportait de gros morceaux.
Dans notre canot se trouvait un officier qui avait un pistolet. Des hommes ont sauté dans notre canot au-dessus des femmes et les ont écrasées, et l'officier a dit que, s'ils n'arrêtaient pas, il allait tirer. Un autre homme a sauté et il lui a tiré dessus. Ma mère dit que j'ai crié: "Ne tirez pas !", mais je ne m'en souviens plus.
Les marins ont dû ramer vite pour s'éloigner du navire. On entendait jouer l'orchestre mais on ne voyait pas les musiciens. Mais, quand nous sommes partis, tous les gens étaient agenouillés sur les ponts pour prier, pendant que l'orchestre jouait Plus Près de Toi, Mon Dieu.
Quand l'orchestre s'est arrêté, un des musiciens a sauté avec son instrument dans un canot et je crois qu'il a été sauvé.
Pendant que nous nous éloignions à la rame, nous avons entendu plein de gens crier et, dans notre canot, des femmes ont demandé à l'officier ce qu'était ce bruit. Il a dit que, sur les ponts, les gens chantaient.
J'ai vu le Titanic se dresser avant de couler, et il avait toujours l'air si grand.
Quand nous sommes arrivés un peu plus loin, un autre canot s'est approché de nous et, dans notre canot, un officier a dit qu'il pensait le prendre pour retourner au naufrage. Je ne sais pas qui il était, mais il a mis quelques personnes de l'autre canot dans le nôtre et y a pris place. Il est ensuite retourné avec d'autres marins et a tiré six hommes dans le canot. Nous avons ramé pendant sept heures. Pendant tout le temps, j'ai eu très peur et, quelquefois, j'ai pleuré. J'ai pleuré très fort en pensant à ma poupée abandonnée là, dans l'eau, sans personne pour s'occuper d'elle et l'empêcher d'être mouillée.
Dans le canot, les femmes se sont simplement levées et n'ont rien dit. Nous étions tous très fatigués et nous avions froid, quand nous avons vu une grosse lumière. Quelqu'un a dit que c'était un bateau, mais j'ai cru que c'était juste une étoile. Mais elle est devenue de plus en plus grosse et, alors, nous avons vu que c'était un bateau. Tous les marins ont alors ramé vite.
Nous avons dû dormir par terre sur le nouveau navire et ce n'était pas si bien que sur le Titanic: mais tout le monde a été très gentil avec nous. Nous avons pensé que papa serait là, mais le canot sur lequel il était n'avait pas atteint le navire.

 

Note:

Au moment de son récit, Marjorie Collyer ignore encore que son père n'a pas pu embarquer dans l'un des canots de sauvetage et que tous les canots contenant des rescapés ont été récupérés par le Carpathia.

 

Lettre écrite par Charlotte Collyer

 

Une semaine après la nuit tragique, Charlotte Collyer écrivit de New York à ses beaux-parents.

Brooklyn, New York
Dim. 21 Avril

Ma chère Mère et chers tous
Je ne sais comment vous écrire ni quoi dire, je sens parfois que je vais devenir folle mais mon cœur souffre tellement qu'il souffre aussi pour vous car il est votre fils et le meilleur homme qui ait jamais vécu. Jusqu'à maintenant, je n'ai pas abandonné l'espoir qu'il soit retrouvé mais on m'a dit que tous les canots ont été récupérés. Oh mère, comment puis-je vivre sans lui. Je voulais partir avec lui si on ne m'avait pas arraché Madge. Je serais restée et partie avec lui. Mais on l'a jetée dans le canot et on m'y a aussi tirée. Il était si calme et je sais qu'il aurait préféré que je survive pour elle, sinon elle aurait été orpheline. Le supplice de cette nuit-là est indicible. Les pauvres petits étaient gelés. J'ai été malade mais j'ai été soignée par un riche médecin de New York et je me sens mieux maintenant. On nous a tous réconfortés, on a réuni quelques livres pour nous, on nous a chargés de vêtements et, Lundi, un monsieur nous a conduits au bureau de la White Star ainsi qu'à un autre, pour obtenir un peu d'argent des fonds qui sont levés ici. Oh mère, il y a à New York des gens qui ont bon cœur. Quelques uns veulent me faire revenir en Angleterre mais je ne peux pas, je ne pourrai jamais abandonner le sol où est endormi tout ce que j'ai.
J'ai parfois le sentiment que nous vivions trop l'un pour l'autre et que c'est pour cela que je l'ai perdu. Mais mère, nous le retrouverons au paradis. Lorsque l'orchestre a joué "Plus Près de Toi, Mon Dieu", je sais qu'il a pensé à vous et à moi car nous aimons toutes les deux ce cantique. Je sens que si je vais à Payette, je ferai ce qu'il aurait souhaité, aussi j'espère le faire à la fin du prochain week-end, où j'aurai des amis et du travail, et je travaillerai pour sa chérie aussi longtemps qu'elle aura besoin de moi. Oh, elle est un réconfort mais elle ne réalise pas encore que son Papa est au paradis. Il y a ici quelques adorables enfants qui l'ont couverte de jouets ravissants mais ce sera lorsque je serai seule avec elle qu'il lui manquera. Oh mère, je n'ai rien d'autre au monde que ses bagues. Tout ce que nous avions a coulé. Voudriez-vous, chère mère, m'envoyer une photo récente de nous, faites-la retirer et je vous paierai plus tard. Le frère de Mrs. Halletts de Chicago fait tout ce qu'il peut pour nous. En fait, le soir où nous sommes arrivées à New York (en chemises de nuit), il a retenu une chambre dans un grand hôtel, avec la nourriture et tout le confort qui nous attendaient. Il a été un père pour nous. Je vous enverrai son adresse sur une carte (Mr. Horder), peut-être aimeriez-vous lui écrire dans quelque temps.
Que Dieu vous bénisse, chère mère, qu'il vous aide et vous réconforte dans cette terrible peine.
Votre enfant affectionnée. Lot.

 

Les aides aux victimes

 

Charlotte Collyer et sa fille Marjorie
à leur arrivée à New York
Charlotte porte les vêtements dans lesquels elle fut sauvée ainsi qu'une couverture de la White Star Line.
Marjorie porte l'écharpe faite pour elle sur le Carpathia à partir de la couverture dans laquelle elle avait été enroulée.

 

Après le naufrage, Charlotte et Marjorie Collyer, qui avaient tout perdu dans la catastrophe, reçurent plusieurs aides financières.

 

De la part du Fonds de Secours Titanic de la Mairie de Londres:

Numéro P. 26
Collyer, Charlotte, veuve, et Marjorie, enfant
Accordé total hebdomadaire de 1 £ 3 s 0 d

 

De la part du Fonds de Secours Américain:

N°. 83. (Anglais)
Le mari a été noyé. Sa femme et sa fille âgée de sept ans ont été sauvées. Il était commerçant en Angleterre et avait été bedeau de la paroisse du village où ils habitaient. Ils étaient des gens extrêmement respectés et en bonne situation financière. L'épouse avait contracté la tuberculose et ils venaient dans ce pays pour acheter une ferme fruitière dans l'Idaho, où ils espéraient que le climat serait bénéfique. Il transportait de 5000 $ en espèces, ceci a été perdu, et toutes leurs affaires domestiques. La veuve et sa fille ont toutes deux gravement souffert du choc et du froid. Elles ont d'abord refusé de retourner en Angleterre, estimant que le mari aurait souhaité qu'elles poursuivent son projet d'origine. Pour les besoins urgents, le Comité lui a attribué 200 $, et 450 $ de la part d'autres fonds de secours américains. Après avoir brièvement résidé dans l'Ouest, elle a décidé de rejoindre sa famille en Angleterre. Grâce à des amis touchés de la ville de New York, un fonds de 2000 $ a été levé, et elle a reçu 300 $ pour un article décrivant la catastrophe dans un magazine. Elle est retournée en Angleterre en Juin et sa situation financière a été communiquée au Comité Anglais, qui lui a accordé un total de 50 $ ainsi qu'une pension hebdomadaire de 23 shillings (200 $).

 


Le Maire de Southampton, Henry Bowyer, distribuant les aides aux victimes

 

Que devinrent Charlotte et Marjorie Collyer ?

 

Après avoir brièvement résidé à Payette, leur destination prévue, Charlotte Collyer décida de regagner l'Angleterre, ce qu'elle fit en Juin 1912. Elle revint ainsi, avec sa fille Marjorie, à Bishopstoke, le village qu'elles avaient quitté deux mois auparavant.
Charlotte se sentit toujours coupable de la mort de son mari, en raison de ses propres ennuis de santé. Elle se remaria cependant mais, vaincue par la tuberculose, elle décéda en 1914.
Marjorie, qui n'avait alors que 10 ans, se trouva ainsi orpheline de ses deux parents. Par décision de justice, elle fut placée chez son oncle Walter Collyer, frère jumeau de son père qu'elle appelait "Oncle Wad", dans sa ferme de East Horsley, près de Leatherhead, Surrey. Ils ne s'entendirent pas, mais elle y resta pourtant jusqu'à son mariage, le 25 Décembre 1927, avec Royden Bernard Bowman Dutton, qui travaillait comme mécanicien de la flotte de camions de livraison d'un magasin d'épicerie. Marjorie put alors enfin avoir une stabilité et son propre domicile où elle passa son temps à jardiner et s'occuper de ses chiens et chats. Le couple eut un unique enfant qui décéda subitement. Roy Dutton mourut en 1943, à l'âge de 41 ans, et Marjorie, à nouveau seule, resta veuve. Elle continua à entretenir son cottage de Chilworth et travailla comme réceptionniste chez un médecin. Au début des années 196, trop malade pour vivre seule, elle entra dans la maison de santé Langdale de Gosport., Hampshire, où elle décéda d'une attaque d'apoplexie le 26 Février 1965, à l'âge de 61 ans.

 

In memoriam

 

Dans l'église Ste-Marie de Bishopstoke, se trouve une plaque commémorative placée au somment d'un porte-parapluies et sur laquelle est gravée l'inscription:

 

Consacré à la Mémoire de
HARVEY COLLYER
Qui s'éteignit dans les Profondeurs
15 Avril 1912 - Age 31 ans
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"Jésus a dit Viens"

 

Le porte-parapluies de l'église Ste-Marie de Bishopstoke avec la plaque commémorative

 

Le R.M.S. Titanic

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